L'âge de raison était pour mon père une notion toute relative, et quand il s'agissait de chasse, plus aucune des règles strictes de l'éducation qu'il voulait pour moi ne tenait.
Premier furetage sans le Loiret, j'avais deux ans. Première passées aux grives dans les vignes familiales en Côte d'Or, j'avais trois ans, et je me souviens encore d'une proposition qu'il m'avait faite un jour d'ouverture - je rentrais en cours préparatoire - de sécher consciencieusement l'école chaque vendredi après-midi jusqu'à la fin de la saison de chasse.
Je n'avais sur l'école aucune position arrêtée, mais je sentais confusément que la proposition paternelle était de celles qui ne se refusaient pas. Dont acte. Chaque fin de semaine de l'automne et de l'hiver 1981, mon père troquait son costume d'homme du monde, m'attendait à la sortie de l'école et nous filions Gare du Nord. Deux heures de train et autant de tables de multiplication plus tard, nous arrivions à la gare de Noyelles-sur-Mer, où nous attendait le patron du rade qui faisait office de taxi, de garde et de tendeur d'appelants.
Nous prenions la direction de Ponthoile, bifurquions à droite en direction du Mont Greuval - il n'y avait alors aucune des vilaines constructions qui défigurent maintenant l'endroit - et l'homme nous lachait aux portes du marais, à la première grille, juste avant la hutte des Isles.
La hutte était assez sommaire : une pièce suffisament grande pour y tenir deux lits et un poële à gaz. La mare n'était pas très grande mais dans mes souvenirs, nous vivions une aventure fantastique, de celles qu'il est impossible de raconter dans les cours de récréation tant elles paraissent improbables. Quelques ares aménagés en platières m'avaient donné permis de savoir différencier les bécots des bécassines, et les poses fréquentes dont nos nuits ont été animées m'ont permis d'apprendre en même temps que la grammaire et les fleuves de France à reconnaître les silhouettes des oiseaux dans la nuit...
La complicité qui me lie à mon père a bien des racines, bien des causes, mais la chasse au gibier d'eau est sans doute la plus vive de toutes. Je garde de ces nuits à la hutte l'impression étrange que la normalité était transposée dans un cadre d'exception : mon père insistait pour que j'apprenne mes leçons, que je me brosse les dents, que je me couche à une heure raisonnable... mais qu'une canne force un peu, et tous les préceptes volaient en éclats. Nous devenions en un instant des égaux : à moi les jumelles, à lui le fusil et il nous arrivait de nous engueuler d'abondance quand l'un ou l'autre faisait mal son travail. Lorsque un oiseau était tué, ramassé et cloué au palais des morts la vie reprenait un cours normal dans les douze mètres carrés de la hutte.
Nous avons chassé ainsi de 1981 à 1984. Nous sommes partis ensuite vivre loin de la Baie de Somme dans des pays où les chasses aux canards n'ont pas le même charme que sur nos côtes. Mais si éloigné de la hutte que m'ait tenu mon enfance, j'ai regardé tous les cieux du monde avec cette question : "vont-ils passer ce soir ?"
Retour en France, malgré mon permis, mon père avait moins de temps pour la chasse, et il n'était plus question de vendredis après-midi volés au reste du monde. Quelques nuits de hutte chez des amis émaillent ces années qui furent celles des battues du dimanche qui ne comblaient en rien mon envie de passer mes nuits aux guignettes. J'ai fini par faire la chasse buissonnière, faute d'opportunités pour satisfaire ma passion jusqu'à ce que mes études me mettent sur le chemin de celle qui allait devenir ma femme.
Bretonne par son père, picarde par sa mère... elle m'ouvrait à nouveau toutes les portes du paradis, et la route des marais. La passion un temps étouffée n'en demandait pas tant pour resurgir et j'eus tôt fait de transformer un grand jardin dans l'Oise en un élevage d'appelants et de mettre à contribution tous les locaux de l'étape en les convertissant aux joies de la hutte. Et pour être sûre de ne laisser aucune place à la tentation d'un retour en arrière, je découvrais le Morbihan, ses criques et les chasses ensorcelantes au rythme des marées.
Plus que tout, cette chasse me donne le sentiment constant que nous vivons, les pieds dans la vase, où le nez aux guichets des parenthèses merveilleuses qui font de nous des aristocrates de la nature...
Je suis retourné souvent à la hutte avec mon père où nous avons repris les mêmes rites que dans mes souvenirs. L'atavisme aidant, j'ai emmené ma fille la saison dernière, passer ses premières nuits devant une mare de la Somme et il faut croire que j'ai suivi un vieil exemple... elle n'a que deux ans.
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